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15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (8 Novembre 2024)
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Transcription
00:0015 minutes de plus, et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir une écrivaine,
00:05elle est docteure en sciences historiques et philologiques, c'est-à-dire qu'elle
00:09est spécialiste de l'étude des textes et du langage.
00:12Elle publie avec Yolande Zoberman les mots qui nous manquent, une encyclopédie des mots
00:18qui n'ont pas d'équivalent en français, qui ne peuvent pas être traduits et qui disent
00:23des émotions, des paysages, des expériences du monde.
00:26C'est publié aux éditions Kalman-Levy, c'est absolument passionnant.
00:30Paulina Spiechowicz, bonjour et bienvenue.
00:33Bonjour Ali.
00:34Comme tous les vendredis, on va commencer avec une expérience de pensée, et ce matin,
00:38on va oublier la modestie, on va se mettre dans la peau, dans la tête d'un immense
00:44écrivain, Milan Kundera.
00:45Imaginons qu'on est Milan Kundera devant sa feuille blanche, on essaye d'écrire,
00:52de raconter une scène pour un roman, le livre du rire et de l'oubli, c'est l'histoire
00:58d'une étudiante qui tombe amoureuse d'un garçon, problème, il nage très mal, il
01:03est face à elle, il cherche à l'impressionner, mais il boit la tasse et il se sent démuni.
01:08Et à ce moment, écrit Milan Kundera, il éprouva la litoste, l-i-t-o-s-t, pour le
01:16sens de ce mot, je cherche vainement un équivalent dans la langue, écrit Kundera.
01:22C'est assez fort ce que fait Kundera, il avoue qu'il y a certains mots qui peuvent
01:28être intraduisibles, la litoste c'est un mot tchèque, il n'a pas d'équivalent
01:33en français que parle pourtant parfaitement Milan Kundera, ça c'est le cauchemar de
01:38tout écrivain ?
01:39Je pense que Milan Kundera est un exemple excellent dans la mesure où c'est un écrivain
01:45qui est passé d'une langue à l'autre, à savoir, il est passé de tchèque au français.
01:49Et je peux prendre aussi l'exemple de Beckett, qui lui-même a décidé de quitter sa langue
01:56et de passer à l'irlandais.
01:57Et j'aime beaucoup ce qu'il a écrit dans une lettre, il a essayé d'expliquer ce
02:02passage en disant « je voulais être mal armé ».
02:05Mal armé comme mal armé ?
02:08Comme le poète.
02:09Mais aussi pas mal aimé, mais mal armé dans le sens de ne pas avoir les bons outils et
02:17donc d'avoir une déchirure dans la langue.
02:19Qu'est-ce que c'est une déchirure dans la langue ?
02:22C'est de n'avoir pas les sens communs, mais d'aller au-delà de ces sens, d'aller
02:26chercher quelque chose qui n'est pas attrapable d'à l'immédiat.
02:30Et Kundera de même, en fait, quand on regarde ses passages, mais il n'y a pas que ses passages,
02:35en fait souvent il se penche sur la question, on voit bien qu'en fait son écriture n'est
02:40pas seulement une écriture telle qu'elle, mais c'est aussi une traduction, parce qu'à
02:44partir du moment où il écrit en français, il y a déjà un premier degré de traduction.
02:48Or, on peut se demander si l'écriture est déjà une traduction du monde telle qu'elle.
02:54Traduction des émotions, traduction des états d'âme.
02:57Ici en particulier, on voit aussi comment il arrive à rendre un état du monde, une
03:02expérience à travers un seul mot.
03:04Et c'est ça qui est tout à fait, dans la mesure où parler n'est pas seulement nommer,
03:11n'est pas faire une équivalence.
03:13Ça veut dire que la langue, ce n'est pas seulement une histoire de mots, ce n'est
03:16pas une histoire de grammaire seulement, c'est aussi une histoire d'expérience.
03:20Et c'est ça qui est passionnant et qu'on découvre en lisant votre encyclopédie.
03:24Quand on parle de mots intraduisibles, quand on parle de mots qui manquent, il faut penser
03:30par exemple à Baudelaire.
03:31Il écrit le spleen de Paris, il emploie un mot anglais, alors que c'est le prince des
03:37poètes et ce mot-là, il ne le trouve pas dans sa langue.
03:42C'est comme s'il ne pouvait pas en faire l'expérience ?
03:45Baudelaire, c'est un autre exemple formidable, dans la mesure où il a été lui-même traducteur
03:51de l'anglais vers les français et c'est lui qui a donné sa libreté à Edgar Alampo
03:59en France, avec justement Malarmé.
04:01Ce sont les deux traducteurs qui ont rendu sa libreté célèbre au-delà de l'Atlantique.
04:07Et c'est vrai qu'on voit comme, d'un langue à l'autre, il y a un enrichissement des
04:15deux côtés.
04:16Donc l'effet aussi qu'on puisse prendre, ça peut s'approprier de quelque chose qui
04:22nous manque et qui peut-être arrive à rendre mieux les concepts dont nous avons besoin
04:27dans la mesure où les mots, parfois, sont vraiment des réservoirs des pensées, des
04:31concepts.
04:32Il y a un philosophe, Wittgenstein, que vous citez dans un autre livre dont on parlera.
04:37Il écrit la chose suivante « Au commencement étaient le mot les larmes et l'univers
04:42se remplit ». C'est-à-dire que les limites de mon langage, de ma langue, sont les limites
04:48de mon monde.
04:49On ne peut pas penser le monde au-delà des mots qu'on emploie, au-delà de la capacité
04:54de le décrire, de le raconter, de le formuler ?
04:57Alors, ceci est une question ouverte, dans la mesure où on peut se poser les problèmes.
05:02Si dans une langue, il n'y a pas un mot, est-ce que ces mots ne représentent pas un
05:07concept qui existe ou pas ?
05:09Nous pouvons citer l'exemple de la couleur bleue.
05:13Oui, on avait reçu l'immense historien des couleurs, Michel Pastoureau.
05:17Exactement, qui s'est penché beaucoup sur la question des couleurs.
05:20Mais c'est intéressant qu'à partir du moment où il analyse justement la couleur
05:26bleue, il nous fait remarquer que dans les Grecs anciens, la couleur bleue et donc les
05:31mots connectés n'existaient pas.
05:33Mais ce qui est intéressant, c'est que dans les Grecs anciens, il n'existait pas
05:36aussi un mot pour la traduction, pour traduire.
05:40Il y a un autre mot qui est celui qui est connecté à l'herméneutique, donc la science
05:46de l'interprétation aujourd'hui.
05:47Mais l'interprétation pour les Grecs anciens, c'était l'interprétation du divin, des
05:53oiseaux pour essayer de comprendre ce que les dieux cherchaient à nous dire avec les
05:59prophéties.
06:00Donc, en fait, c'est un fait intéressant de se dire est-ce que les Grecs anciens, vu
06:06qu'ils considèrent les autres langues comme barbares, donc des gens qui font ba-ba-ba.
06:11Etrangères, oui.
06:12Exactement, c'est ça l'étymologie du mot barbare, en fait.
06:16L'effet qu'il n'y avait pas un mot pour traduire, c'était peut-être lié au fait
06:20qu'ils n'admettaient pas notre langue en dehors du grec.
06:24C'est bien évidemment une question ouverte.
06:26Et ça désigne aussi le rapport à l'autre, à l'étranger, à celui qui n'est pas membre
06:31de la communauté.
06:32Dans l'encyclopédie des mots qui manquent, on va apprendre quelques exemples dans un
06:37instant.
06:38Mais en général, on dit les mots me manquent.
06:40Les mots me manquent pour dire quelque chose quand on est submergé par une émotion.
06:45Par exemple, c'est le cas de mots qui parlent d'amour.
06:49Il y en a de nombreux dans cette encyclopédie.
06:52Vous êtes italienne.
06:54Vous pouvez m'aider à le dire ?
06:55Casca morto ?
06:56Casca morto, c'est littéralement tomber mort d'amour.
07:00En fait, c'est aussi une attitude que quelqu'un peut avoir face à une personne qu'il voudrait
07:06draguer.
07:07Et donc, il lui donne l'impression qu'il est prêt à tout, mais il exagère aussi un
07:10peu.
07:11C'est assez théâtral, en fait, comme comportement.
07:12Alors, on va écouter la voix de Jean-Luc Godard, un extrait de son film 2 ou 3 choses
07:18que je sais d'elle, qui était sorti en 1967.
07:22Où commence ? Mais où commence quoi ? Dieu créa les cieux et la terre, bien sûr, mais
07:28c'est un peu lâche et facile.
07:30On doit pouvoir dire mieux, dire que les limites du langage sont celles du monde, que les limites
07:36de mon langage sont celles de mon monde, et qu'en parlant, je limite le monde, je le termine.
07:42C'est assez fort, cette voix de Godard qui chuchote.
07:46Qu'est-ce que ça vous inspire, Paulina ?
07:49Effectivement, Godard, c'est un exemple très particulier dans sa manière de faire du cinéma,
07:56le fait qu'il y a aussi une telle contamination par d'autres types de langages, vu qu'on
08:02parle des langages.
08:03Mais ici, nous sommes dans les langages narratifs, nous sommes dans les langages philosophiques.
08:07Donc, il y a Susan Sontag, par exemple, qui disait que Godard avait essayé de détruire
08:12le cinéma et que la force de sa manière de faire du cinéma, c'était dans cette volontaire
08:19destruction.
08:20Donc, les langages sont effectivement aussi au centre de la pensée.
08:24Or, il cite bien évidemment à nouveau Wittgenstein et cela nous interroge sur notre rapport à
08:31nos limites par rapport au monde que nous pouvons décrire, mais aussi par rapport à l'autre.
08:38Parce qu'à partir du moment où nous rentrons en contact avec l'autre, nous faisons aussi
08:43une expérience des langages et des traductions.
08:45Oui, le rapport à l'autre passe toujours par la langue.
08:47Toujours par la langue, même notre langue.
08:50C'est intéressant de voir que c'est aussi au cœur de la diplomatie, évidemment, quand
08:55on regarde l'Assemblée Générale des Nations Unies qui se tient chaque année à New York,
09:00on voit que tous les membres ont un casque sur les oreilles avec une traduction simultanée.
09:06C'est à ce point-là qu'on peut mesurer à quel point la traduction, elle peut être
09:09délicate voire dangereuse et il y a un exemple historique en 1945, est-ce que vous pouvez
09:16nous le raconter ? On est à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
09:19Alors oui, tout à fait, il y a un exemple historique, en réalité, il y en a vraiment
09:23plusieurs, ce qui nous montre l'importance de la traduction d'un point de vue aussi diplomatique.
09:28Mais en particulier, là, nous avons l'exemple de Mokusatsu, j'espère l'avoir prononcé
09:35bien.
09:36C'est un mot japonais.
09:37C'est un mot japonais qui a été envoyé par les Américains, c'est plutôt les Américains
09:40qui avaient envoyé un ultimatum aux Japonais et les Japonais ont répondu avec ce mot qui
09:46est un mot polysémique, qui a plusieurs sens et qui peut être traduit un peu comme ça
09:51en commentaire, mais pas que.
09:52Et en fait, les Américains l'ont traduit comme « traité par les mépris » et donc
09:58ils ont pensé que c'était une manière de dire « on refuse votre ultimatum » et
10:03on connaît les conséquences.
10:04Hiroshima et Nagasaki.
10:06On voit aussi que la langue, ça peut être un outil de domination, d'appropriation.
10:10C'est ce que raconte une histoire plus ancienne.
10:13Là, pour le coup, il faut remonter au 8 novembre 1519 à Mexico avec l'histoire de la Malinche.
10:21C'est une esclave qui est offerte au conquistador Hernán Cortés.
10:25L'écrivain Todorov en a fait le récit dans son livre « La conquête de l'Amérique,
10:29la question de l'autre ».
10:30Expliquez-nous cette histoire rapidement de domination par la langue.
10:34Alors, la Malinche, en fait, c'était la maîtresse de Cortés, elle lui avait été
10:39offerte comme cadeau.
10:40Et elle est devenue sa maîtresse, la mère de son fils, mais aussi l'interprète parce
10:45qu'elle parlait des langues indigènes et à côté de Cortés, elle a appris l'espagnol
10:50et donc elle faisait les liens entre les conquistadores et la population locale.
10:55Au fur et à mesure, elle est devenue, du point de vue des conquistadores, un élément
10:59essentiel.
11:00Même dans l'historiographie, on l'a louée pour ses capacités diplomatiques, tandis
11:06que pour les peuples indigènes, elle est devenue cette idée de traite, donc traduction
11:12radicale.
11:13C'est une trahison au sens propre et fort.
11:17Exactement.
11:18Et donc aujourd'hui, en mexicain, nous avons aussi les termes, les malinchismos qui viennent
11:23de la Malinche, qui veut dire se comporter en traite et en quelque sorte régner sa propre
11:29culture pour la culture de l'opposant, de la domination.
11:33On termine toujours d'un mot avec la morale de l'histoire.
11:36« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne », disait le philosophe Jacques
11:40Derrida.
11:41Qu'est-ce que ça veut dire ? Juste avant de retrouver Rebecca Manzoni.
11:43C'est qu'effectivement, le multilinguisme est au cœur de l'Europe, mais pas qu'au
11:52cœur de nos sociétés et cela permet les rapports communautaires.
11:58Et de créer aussi un monde, notre monde, et les liens qui libèrent les mots qui nous
12:02manquent.
12:03C'est une encyclopédie publiée chez Calman Levy, Paulina Spiechowicz.
12:07Merci infiniment d'avoir été notre invitée.
12:09Je signale également ce livre « Crépuscule » qui vient de paraître.
12:13C'est une anthropologie de poèmes écrits par des femmes libanaises, des poétesses.
12:19Merci infiniment d'avoir été l'invité de France Inter ce matin.

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